La liberté religieuse du salarié face à la liberté d’entreprendre de l’employeur
Par Emmanuel STENE, Avocat au Barreau de Paris / 24 Avril 2017
Il est important de bien comprendre ce que l’employeur a le droit d’interdire ou non, afin d’éviter des situations de discriminations sanctionnées par la loi.
Gardons présent à l’esprit qu’en matière de droit du travail, le doute profite toujours au salarié qui pourrait être tenté, à la faveur de ce bénéfice, d’imposer sa foi religieuse, de mauvaise foi.
Raisonnons sur deux exemples : le port du voile islamique d’un salarié exposé à la clientèle qui n’en veut pas, et le port du voile au sein de l’entreprise qui vient heurter d’autres salariés dotés de sensibilités religieuses différentes.
La Cour de cassation estime bien souvent établie le fait qu’une différence de traitement repose sur un caractère discriminatoire, mais elle s’est posée récemment la question de savoir si la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une salariée portant un foulard islamique était admissible, en tant qu’exigence professionnelle essentielle et déterminante.
La Cour de cassation a donc posé cette question à la Cour de Justice des communautés européennes qui, dans une décision du 14 mars 2017, estime que dans ce cas, la volonté du client n’est pas considérée comme une exigence essentielle et déterminante.
Et voilà comment la Cour de Justice des Communautés européennes vient mettre en balance la liberté religieuse et la liberté d’entreprendre au détriment de cette dernière.
Mais pourtant, la Cour européenne finit par admettre que si l’employeur a introduit préalablement une règle interne à l’entreprise de neutralité absolue (le règlement intérieur, une charte, un accord avec les partenaires sociaux), alors le licenciement de la salariée qui refuserait de quitter son voile devant la clientèle devient justifié si l’entreprise ne peut pas la reclasser, en lui fournissant sans charge supplémentaire un poste n’impliquant pas de contact visuel avec la clientèle.
Tout repose donc sur l’existence ou l’absence d’un règlement intérieur visant l’interdiction de tous les signes visibles de convictions religieuses ou d’accomplissement de tout rite qui en découle.
Et que dire de la situation où l’employeur ne souhaite pas qu’un salarié, même s’il n’est pas en contact avec la clientèle, porte le voile islamique ?
Cette question en appelle une autre : la liberté d’expression religieuse ne devant pas entraîner de troubles dans l’entreprise, comment mesurer si la manifestation d’une conviction religieuse vient rétrécir le champ de la conviction religieuse différente d’un autre salarié qui jouit des mêmes droits fondamentaux ?
L’employeur peut en principe balayer ces questions compliquées, bien souvent subjectives, en imposant, toujours par une règle interne à l’entreprise, une obligation stricte de neutralité aux salariés interdisant ainsi toute manifestation de croyances religieuses, que le salarié soit ou non en contact avec la clientèle.
Mais attention à bien rédiger cette règle de neutralité, car une totale liberté n’est pas laissée à l’entreprise, même si l’employeur a pris la précaution de se concerter avec les partenaires sociaux ; en effet, la règle de neutralité, qui restreint les manifestations des convictions religieuses des salariés, doit être justifiée :
- Par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux des salariés ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise ;
- Par la réalité du fait qu’elle est proportionnelle au but recherché.
Comme à l’accoutumée, ce type de dispositions est peu précis et donc sujet à interprétations, aussi bien pour les employeurs que pour les salariés, contraignant le Conseil de Prud’hommes de juger ensuite au cas par cas les litiges.
Reprenons l’exemple d’un licenciement fondé sur le port du voile et motivé par l’existence d’une règle de neutralité introduite dans le règlement intérieur de l’entreprise.
Ce licenciement peut être justifié au visa de l’article L 1121-1 du Code du travail et de la protection des libertés fondamentales, c’est-à-dire justifié par la nature de la tâche à accomplir et proportionné au but recherché.
Mais ce licenciement peut être considéré comme discriminatoire au visa de l’article L 1132-1 du Code du travail qui dispose que nul ne peut être discriminé en raison notamment de ses convictions religieuses.
L’employeur n’échappe donc pas à ce débat très risqué pour lui et qui concerne le fait de savoir si le juste équilibre entre l’intérêt ou le bon fonctionnement de l’entreprise et la liberté de religion du salarié, a été recherché et permettant ce qu’on appelle « l’accomodement raisonnable ».
En d’autres termes, si l’employeur interdit le voile au travail, sa décision ne doit pas être motivée par des critères religieux ou culturels, mais par les conséquences que ce vêtement pourrait avoir en matière d’organisation, d’hygiène ou de sécurité au travail.
La neutralité est monolithique, et elle doit donc être le cadre, non pas du plus grand nombre, mais de tous les salariés sans distinction aucune, quelle que soit sa religion ou sa culture et quels que soient les impératifs liés à la pratique de sa religion ou de sa culture.
Voilà consacré par la Justice européenne le principe d’inspiration française que, en quelque sorte, tandis que le sexe ou la couleur de peau suivent une personne partout, la religion ne la suit pas au travail.
Il appartient donc à l’employeur de de poser des règles claires en interne dans l’entreprise, et des règles qui ne peuvent en aucun cas viser une religion ni une culture particulière, et ce qui vaut pour la religion ou la culture vaut aussi pour les signes d’appartenance politique ou philosophique.
Précisons qu’un arrêt de la Cour de cassation du 6 mars 2017 a rappelé que le règlement intérieur ne peut produire d’effets que si l’employeur a accompli les diligences prévues par l’article L 1321-4 du Code du travail.
Références
- CJCE, 14 mars 2017, aff. C-157/15 Achbita, Centrum voor Gelijkheid vankansen en voor racismebestrijding / G4S Secure Solutions ;
- CJCE, 14 mars 2017, aff. C-188/15, Bougnaoui et Association de defense des droits de l’homme (ADDH) /Micropole Univers ;
- Cass. Soc., 6 mars 2017, n° pourvoi 15-26.356.